XXI

Quelle est cette farce? Ma mère est née, elle est venue, elle s’est réjouie de son fils, elle s’est réjouie de ses robes, elle a ri, elle a tant espéré, elle s’est donné tant de peine, elle a recouvert de beau papier rose glacé mes livres d’écolier avec tant de soin et les petites aspirations de salive des attentifs, elle a eu si peur des maladies, elle a eu tant d’absurde foi en ses médecins, elle a préparé tant de mois à l’avance ses chers séjours à Genève qui étaient sa chimère, elle s’est tant réjouie de mes compliments, si heureuse lorsque je lui disais qu’elle avait certainement perdu quelques kilos, ce qui n’était jamais vrai, si heureuse lorsque je faisais semblant d’aimer ses pauvres petits chapeaux dignes et maladroits, si économiquement combinés et rafistolés. Et tout cela, tout cela, pourquoi ? Pour rien. Pour finir dans un trou.

Elle a été jeune, ma vieille Maman. Je me rappelle qu’un jour du temps où j’avais six ans, elle était venue me chercher à l’école des sœurs catholiques. Comme je l’avais trouvée belle, ma jeune Maman. Je l’avais fièrement considérée sous son chapeau sur lequel expirait une perruche empaillée, chapeau aussi ridicule que mon Jean-Bart en cuir bouilli, qui était unique en son espèce, fruit des méditations d’un chapelier sitôt puni et foudroyé d’une juste faillite. Je l’avais regardée avec ferveur, ma svelte Maman de vingt-cinq ans et je lui avais dit qu’elle était la plus belle Maman du monde. Et elle avait ri de bonheur. Diable ou Dieu, pourquoi as-tu mis en cette future morte ce rire, cet absurde besoin de joie que seuls les immortels devraient avoir? Nous sommes trop roulés d’avance sur cette terre

Pourquoi, mon Dieu, pourquoi a-t-elle ri d’être jeune et belle puisque maintenant elle est sous terre? Comme on respire mal dans un cercueil et les pauvres morts y étouffent. Pourquoi a-t-elle ri de sa jeunesse en sa jeunesse, a-t-elle ri de voir son enfant l’admirer, pourquoi, si l’autre rire devait lui venir un jour, le rire immobile des morts devenus squelettes? Pourquoi fut-elle un petit bébé gentiment édenté, mon chéri, qu’on baignait au soleil dans une seille et qui faisait de joyeux éclaboussements et tricotait dans l’eau de ses enthousiastes petites jambes, effréné et mignon bicycliste dans l’eau, nigaudement ravi de vivre et gigoter et maintenant plus rien. Pourquoi a-t-elle vécu, si elle devait horriblement mourir? Pourquoi s’est-elle réjouie, pourquoi a-t-elle fredonné, avec une animation qui me gênait, d’antiques airs d’opéra, pourquoi a-t-elle attendu et tant espéré? Pourquoi, avant mes venues à Marseille, pourquoi se donnait-elle tant d’enthousiaste et inutile peine pour préparer et combiner un mois à l’avance l’appartement qu’elle voulait digne de moi, ce pauvre appartement qu’elle faisait entièrement repeindre et retapisser en mon honneur et qu’en mon honneur elle bourrait de fleurs artificielles et même, la veille de mon arrivée, de coûteuses fleurs naturelles, étranglées par un vase étroit, ahuri de se trouver à telle inhabituelle fête?

Combien elle ne savait pas disposer les fleurs, ma pauvre chérie. Pourquoi tant de peine et d’enthousiasme à machiner son pauvre appartement comme un décor de théâtre pour le grand événement de l’arrivée des yeux du fils, son humble appartement de mauvais goût qui était sa foi, son pauvre bougre d’appartement convenable, tout festonné et enguirlandé en mon honneur, sa lamentable patrie que ma naïve croyait somptueuse et devoir trouver grâce à mes yeux et faire honneur à l’impeccable maîtresse de maison qu’elle était persuadée d’être ? Je ne l’ai pas assez complimentée sur son bon goût et même parfois je me suis un peu moqué. Trop tard. Tant pis. Il est vrai qu’elle aimait tout de moi et même mes ironies.

Pourquoi toutes ces agitations puisque la terre est maintenant lourde sur elle imperturbable? Pourquoi tant de ferveur dépensée, la veille de mon arrivée, pour orner le révéré et humble cabinet de toilette d’inopportuns et théâtraux rideaux, pauvre cabinet de toilette que, de toute son âme ardente, elle transformait en Palais de la Guipure?

Pourquoi tant d’enthousiasme s’il était destiné à finir dans du néant? Pourquoi tant d’importances accordées par elle et à quoi bon? Pourquoi a-t-elle acheté avec tant de passion, en vue de la venue de son occidental chéri, de si grandes quantités de ce thé qui était pour elle une étrange herbe médicinale inconcevablement aimée des Gentils, ce thé dont elle était fière de pouvoir proclamer, soudain pleine de courage dans la droguerie de quartier où il moisissait depuis Napoléon III, qu’il était, ce thé, pour son Fils Qui Allait Arriver, ce cacochyme thé toujours éventé, qu’elle préparait si mal et avec tant de soin, et que je déclarais parfait, quitte à la taquiner le lendemain sur son incompétence. Taquineries abolies. Pourquoi a-t-elle tant chéri ses piles de linge qu’elle allait inspecter et inutilement tapoter pour s’en délecter et enorgueillir avec une respiration satisfaite? Pourquoi cet enthousiasme d’aller ensemble au théâtre, « vite, dépêchons-nous, nous allons être en retard », pourquoi tant d’émois pour tout, pourquoi m’a-t-elle tant souri si elle devait tant disparaître?

Tous ses grands désirs de plaire, ses innocentes coquetteries, ses enthousiasmes, ses petites fiertés, ses joies, ses susceptibilités, tout est mort pour toujours, n’a soudain pas existé, a été vain. De même que les pages que j’écris en ce moment, les nuits que je passe à les écrire, tout cela est si vain, si pour rien. Je mourrai. Plus de je bientôt. Et quelqu’un peut-être, après ma mort, se demandera aussi pourquoi je suis venu, pourquoi j’ai vécu et si absurdement joui d’écrire et pourquoi je me suis ridiculement tant réjoui de ce qui me paraissait vérité écrite, réussite, trouvaille. Et même d’écrire ce que je viens d’écrire sur ma mort et sur l’inutilité d’écrire me donne une joie de vie et d’utilité.